Sur le front le 20 Janvier 1915

Chère tante

Je vous avais promis de vous dire mes impressions en rentrant des tranchées. Mais me voici de retour et d'impressions point. La guerre moderne, ou tout du moins actuelle, est si bête qu'on ne peut guère en tirer quelque chose d'intêressant. Je vais donc simplement vous raconter ce qu'on fait ici en avant ou au repos. D'abord ne vous effrayez pas en voyant une si longue lettre ou qui du moins vous parait telle. Je vais faire tout mon possible pour écrire lisiblement comme vous me le recommandez chaque fois, c'est-à-dire mal certainement (je ne peux faire mieux) mais en employant des mots de dimensions respectables qui vont donner à ma lettre des proportions " colossales" . Mais tant pis puisque la franchise militaire me permet de ne pas me ruiner. Enfin ce n'est pas le moment de faire des économies. Mais revenons à nos moutons. Je dois vous avoir dit que je suis à Maroeuil à quelques kilomètres au Nord-Ouest d'Arras.

 

J'y suis arrivé mercredi soir et après avoir été hospitalisé par le colonel j'ai été présenté avec mes camarades aux officiers de mon bataillon. C'est jeudi à midi qu'a eu lieu notre réception. Le menu avait été un peu amélioré. Avec cela un petit incident est venu ajouter un peu d'intérêt et de piquant à la cérémonie. Nous étions aux huîtres lorsque dans la salle à manger pénètrent 2 soldats baïonnette au canon encadrant un officier boche prisonnier. Il est invité à manger avec nous. Naturellement au cours du repas mille incidents surgissent à son propos et même à la fin les 2 nouveaux officiers, mes 2 camarades et moi devons comme plus jeunes lui demander des explications qui sont plutôt tumultueuses. Mais on met fin à l'orage en emmenant l'intrus à la brigade lorsqu'il brûle la politesse et rentre dans notre salle et se présente. Lieutenant du 97 ème d'infanterie. C'était un bateau monté pour notre réception ou pour ne pas manquer à la tradition qui veut à l'arrivée de tout nouveau donner un semblant de duel avec un semblant d'officier chargé naturellement avec des cartouches à blanc. Cette année la partie était belle pour nos collègues et le choix d'un boche tout indiqué. Avec les circonstances actuelles le coup a bien pris mais on nous a arrêtés plus tôt que d'ordinaire pour ne pas faire du bruit. Enfin nous nous sommes bien amusés mais quelle nuit d'angoisse. Angoisse, j'exagère un peu certainement car ce n'est ni les marmites ni tout autre chose analogue qui en étaient la cause. C'était plus simple et plus rassurant. Nous avions eu bien du mal à dépister nos camarades qui voulaient à toute force connaître notre chambre. Nous croyions toujours à une farce. Aussi vous pensez si nous dormions. Au moindre bruit nous dressions l'oreille mais rien. Et nous nous sommes éveillés sans qu'il nous soit arrivé rien de mal. Les jours suivants se sont écoulés en paix et sans marmites ce qui est extraordinaire et heureux car ma chambre est dans le quartier des marmites. Ce n'est pas tout à fait la vérité depuis tout à l'heure car il y a une demi-heure vient d'arriver sans qu'on l'ait appelée la première marmite depuis mon arrivée. Et c'est consolant car j'ai constaté que la direction étant changée, mon quartier va peut-être changer de nom car il n'est plus dans l'axe de tir. Tant mieux car s'il n'y a plus de vitres et si la porte de ma chambre est en morceaux je serai au moins en sécurité puisque la maison qui m'abrite a déjà eu la visite des boches et ne l'aime donc plus j'espère. Donc au repos la vie n'est pas dure. Et les tranchées? Je ne les ai pas trouvées bien pénibles non plus. J'y suis monté dimanche soir après avoir passé la nuit du samedi en deuxième ligne. Et j'ai trouvé la première ligne plus confortable que la deuxième. Il est vrai qu'au départ le temps n'était pas trop mauvais. Pas de pluie, donc pas trop de boue dans les boyaux. Malgré cela nous avions en arrivant dans les tranchées l'air de terrassiers plutôt que de guerriers. Lorsque j'étais passé à Paris dimanche en partant j'avais eu la prétention de me montrer à vous en tenue de campagne. Mais je ne savais pas encore ce que c'était et j'étais plutôt en tenue de ville ne connaissant pas encore la guerre. A part le sabre que j'avais laissé au cantonnement j'étais cependant en réalité habillé et équipé de même. Mais je disparaissais tout entier sous une immense toile de tente presque une bâche et j'avais pour arme principale un grand bâton qui m'avait été fourni par un balai. Et ces deux choses sont indispensables plus que le sabre ou le revolver car dans les boyaux la terre argileuse donne une boue glissante qui rend plutôt difficile l'équilibre. On tangue, on roule et sans le bâton qui prévient des embûches de la route la nuit quand on ne voit pas la personne qui marche à 1 mètre devant soi ou sans la toile de tente qui ramasse tout le cornard ( lisez la boue) lorsqu'on s'appuie malgré soi à droite ou à gauche sur les murs des boyaux, sans ces deux auxiliaires précieux on irait souvent prendre contact avec la boue ou se baigner dans un trou plein d'eau. Malgré cela on n'est pas encore bien propre en arrivant et les 4 jours de repos ne sont pas trop longs pour mon ordonnance qui a fort à faire en nettoyant pèlerine, capote, et le reste lorsque ce n'est pas sec. Et les chaussures et les molletières surtout ont fine allure lorsqu'on s'est enfoncé à plaisir dans l'eau et la glaise jusqu'aux genoux. Aussi vous voyez d'ici l'allure qu'on a en arrivant enveloppé dans une toile couverte de boue avec un bâton pour arme. C'est dommage vraiment que je ne puisse me faire photographié ainsi, ce serait original. Malgré l'intérêt des tranchées vous voyez que ce n'est pas toujours amusant, obligé que l'on est de se coucher tout habillé et couvert de boue qui ne veut pas sécher. Fort heureusement, j'ai pour la première visite en première ligne eu une fois de plus un peu de chance. Le jour où je suis monté il n'avait pas plu et les boyaux venaient d'être nettoyés. Comme j'y suis passé le premier, je n'ai pas eu trop de boue et le peu que j'avais trouvé en venant est parti facilement dans la tranchée car je suis tombé dans un terrain crayeux et mon secteur est très propre, tandis qu'à droite et à gauche les tranchées sont creusées dans l'argile où l'on doit être moins propre. N'ayant pas encore de poste, j'ai été hospitalisé par le capitaine dans son poste de commandement où l'on était assez à l'aise même pour manger bien que nous fussions 3 officiers. Nos repas étaient apportés dans des gamelles par un soldat et il y avait peu de changement avec le menu habituel sauf le service naturellement. Quant au sommeil je ne l'ai pas négligé. On m'avait réservé une place dans le poste des brancardiers et je m'y suis trouvé même mieux qu'en deuxième ligne n'ayant souffert ni du froid ni de la pluie. Le premier soir avant de me coucher j'avais fait un petit tour pour voir les tranchées la nuit. Comme les fusils semblaient dormir j'ai passé la tête au-dessus du sol pour contempler la plaine éclairée parfois par des fusées boches ou françaises qu'on lance de temps en temps, pour voir un peu ce qui se passe chez l'ennemi et donner confiance aux soldats. A part cela nulle lumière sauf du côté des boches et une lueur de notre côté, ce sont parait-il des signaux en morse. En effet comme je connais l'alphabet m'étant un peu occupé de T S F, j'ai pu lire ce soir là le mot d'ordre qu'un espion dans nos lignes transmettait aux boches. Un jour même parait-il, une attaque avait été prévue mais elle a de cette manière été annoncée aux boches et a échoué. On ne peut rien prouvé dit-on car la lumière reste juste 5 minutes et doit être en plein champ car le jour on ne voit aucune maison, aucun point marquant dans cette direction. Mais on n'y fait pas trop attention car pour le moment l'importance n'est pas grande.

Je vous disais aussi qu'on voyait du côté des boches des illuminations dans un village détruit par eux et qui paraissait en feu ainsi que la route d'Arras à Béthune qui marque la ligne de leurs tranchées. C'était parait-il pour fêter un anniversaire sans doute celui du couronnement de Guillaume I er comme Empereur d'Allemagne c'est-à-dire l'unification des différents petits états qui, réunis, ont donné la " plus grande Allemagne". Cet événement avait eu lieu en effet le 18 Janvier 1871 à Versailles. L'explication est donc tout naturelle. Toujours est-il que les boches avaient sans doute sans grands frais, illuminé leur cantonnement en mettant probablement le feu à quelques ruines . Le procédé est très simple et peu coûteux.

Après avoir regardé tout cela et après avoir eu le plaisir de voir cette fête quelque peu troublée par la musique de nos 75 et par l'apparition de quelques bons obus à mélinite je me suis couché tranquillement sans souci des balles et des canons qui m'ont laissé reposer en paix. Aussi comme je n'étais pas très fatigué je me suis réveillé de très bonne heure ( 7 à 8 heures ) . Quelle surprise en sortant de mon trou de voir les boyaux, les tranchées, la plaine couverts de neige. Le soleil justement se levait derrière les ruines du village d'Ecurie juste du côté de l'ennemi ; les maisons ou plutôt ce qui en reste se détachaient à merveille sur ce rouge du lever de soleil, un rouge brun, violacé, dans lequel je voulais à toute force (c'est l'habitude ) voir la couleur du sang. J'aurais voulu à ce moment ma boite d'aquarelle et une vague feuille de papier mais je ne l'avais pas et je me suis contenté de regarder ne pouvant fixer ce souvenir.

De l'autre côté, le sol français, c'était une grande plaine blanche où se dessinaient, s'estompaient plutôt les lignes indécises de nos tranchées de deuxième ligne. De ce côté le ciel était rose, car le soleil réfléchissait ses rayons sur quelques petits nuages, vers le sud-ouest et à la teinte rouge sombre de l'autre côté s'opposait une douce lueur rose vers le sud. Le contraste était merveilleux ; mais il n'a duré qu'un instant. Les légers nuages qui réfléchissaient si bien le soleil s'avançaient rapidement, grandissaient; au bout d'un instant ils couvraient tout le ciel et un rideau gris cacha ces deux levers de soleil (pardonnez le paradoxe ) si différents si contraires pour les deux camps, images j'espère de l'avenir, sanglant pour les boches et plein d'espérance et de douceur pour nous ; et bientôt l'épaisse brume qui ne veut pas quitter le pays domina la plaine où tout était tranquille et semblait dormir encore, effaçant le soleil et ses rayons pour rappeler tout le monde à la monotone réalité. Réalité qui d'ailleurs n'est pas bien terrible du moins pour moi pour le moment. Car à droite et à gauche de nos tranchées, chez les zouaves notamment on s'amuse et on ne laisse pas les boches en paix. Vous le voyez d'ailleurs sur les communiqués officiels qui parlent tous les jours de notre région.

Mais dans mon secteur la vie n'est pas dure et la guerre est facile en ce moment. J'ai pu m'en rendre compte en faisant le tour des tranchées de ma compagnie. Et je n'ai pas vu grand-chose. Pour moi une tranchée c'est un chemin où l'on circule facilement et où grâce à la profondeur on ne craint rien des balles et pas grand-chose des obus. Il y a des petites cabanes en bois

Il manque les pages 21- 22- 23 -24

Enfin vous voyez que pour la première fois je n'ai pas trouvé les tranchées bien dures. Il est vrai que j'ai eu de la chance car si le départ avait été comme le retour je n'aurais pas eu probablement le même jugement. Car mardi soir en descendant des tranchées il pleuvait et les soldats étaient passés devant nous. Aussi nous enfoncions jusqu'aux genoux et aujourd'hui samedi ma capote n'est pas encore sèche. Mais le plus terrible ce n'est pas la boue car en rentrant je me suis changé rapidement mais 2 kilomètres dans ces conditions sont plus pénibles qu'une longue marche sur route. Il faut faire des efforts à chaque instant pour retirer les pieds et pour conserver l'équilibre. Heureusement ce soir j'aurai un bon chemin car il gèle et la boue sera durcie j'espère, à moins que le soleil qui veut se montrer ne réchauffe tout cela. Je n'y tiens pas et je préfère le froid à la pluie. Enfin j'espère toujours. Si les tranchées m'ont paru peu pénibles le cantonnement où nous avons repos en descendant de première ligne est presque parfait. On se croirait presque à la caserne si quelques marmites ne venaient pas parfois troubler la fête. Mais je ne sais par quel hasard depuis mon arrivée je n'en ai vu que 2 dont une hier assez près de ma chambre. Sans doute ils ménagent leurs munitions. Et celle d'hier même était en fonte et n'a blessé qu'un homme. A part ces petits inconvénients je suis tranquille. Je me repose beaucoup ; je vais parfois voir un peu l'exercice qu'on fait pour se dérouiller un peu comme à la caserne, je regarde de ma fenêtre évoluer des aéro et j'écoute les clairons qui s'exercent car pour passer le temps on vient d'organiser comme en paix une école de clairon. Mon secteur par bonheur est très tranquille. J'espère ne pas en changer bien qu'on en parle un peu. Nous avons quelques blessés et rien de plus. Encore sont-ils atteints volontairement ou le plus souvent par imprudence. Tandis que de chaque côté de notre bataillon c'est différent avec les zouaves et les tirailleurs qui ne veulent pas rester en place et se font massacrer sans servir à rien ou presque. J'ai vu hier un camarade du deuxième zouave qui est arrivé pour cantonner ici. Il change de secteur pour venir près de nous. Il était jusqu'ici dans un secteur peu calme. Le lendemain de leur arrivée 2 camarades ont été touchés : l'un tué, l'autre blessé; Je suis donc bien tombé. A tous les points de vue tout est bien. Mais je ne veux pas vous en dire plus long. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue déjà. Avec mon écriture que j'aurais pourtant voulu soigner vous aurez déjà assez de peine à me lire. D'ailleurs la prochaine fois je n'aurais plus rien à vous dire. Et puis il faut qu'enfin ma lettre parte. Je m'y remets tous les jours car chaque fois que je commençais je ne pouvais pas écrire plus de 10 minutes sans que l'on me dérange. J'ai reçu votre lettre hier vendredi et la carte de Maurice. Ce sont les seules nouvelles jusqu'alors. Ma lettre ne partira donc qu'aujourd'hui 23 (janvier 1915 ). Je pars ce soir en première ligne. Je crois que mon tour arrive à point car comme pour donner un démenti à ce que je vous disais tout à l'heure au sujet du calme des artilleurs boches voici quelques marmites qui arrivent au bout du village. C'est sans doute le prélude d'une série de marmites pour ce soir. Mais ici à la popote je ne suis pas dans leur quartier. Voici je termine enfin ; si je m'écoutais je ne m'arrêterais pas. Excusez encore une fois mon écriture, mon style, mes fautes et mes bêtises. Je voulais supprimer quelques pages mais tant pis je les laisse. Prenez-les pour ce qu'elles sont. N'oubliez pas tous mes amis. A bientôt des nouvelles. Je vous écrirai de là-bas.

Mon trou doit être fait maintenant. J'espère qu'il sera confortable.

Donc au revoir.

Illustration d'un journal de l'époque la vie parisienne du 6 Février 1915